En 2018, les passeurs de migrants qui opèrent dans le nord de la France peinent à faire passer les exilés au Royaume-Uni sur cette frontière. Leur stratégie historique consistant à cacher leurs « clients » dans les poids-lourds qui transitent par le port ou par l’Eurotunnel, est mise à mal par la surveillance accrue de ces infrastructures. L’idée, jusqu’alors jamais envisagée à grande échelle, grandit dans la tête des trafiquants : les exilés passeront désormais en bateau pneumatique sur la Manche ou la mer du Nord.
Le trafic dit de « small boats » explose. Spectaculaire, il est bien moins discret que celui des passages en poids-lourds. Des Albanais, Syriens, Irakiens, parviennent à traverser illégalement par dizaines : 539 personnes gagnent ainsi les côtes du Kent, à trente kilomètres de Calais, en 2018, 44 600 en 2022 et 29 000 en 2023. En six ans, 59 migrants perdent aussi la vie en mer. L’ancien premier ministre britannique conservateur Boris Johnson (2019-2022) veut agir de manière visible pour « dissuader » ces migrants de venir : le « plan Rwanda » est dévoilé le 14 avril 2022.
Dans le cadre de ce partenariat entre Londres et Kigali, les migrants arrivés illégalement au Royaume-Uni pourront être envoyés au Rwanda afin que leur demande d’asile y soit traitée. Des ressortissants du Proche-Orient, par exemple, qui n’ont a priori aucun lien avec ce pays d’Afrique centrale situé à 6500 kilomètres du Royaume-Uni, y seront hébergés le temps de leur requête. Si elle est acceptée, ils auront la possibilité d’y rester mais pas de revenir au Royaume-Uni. D’après une loi votée par le parlement britannique, les migrants arrivés de manière illégale sur le territoire britannique ne peuvent effectivement plus y demander l’asile. Les voies légales pour rejoindre le pays insulaire sont pourtant peu nombreuses. Mais l’aller sans retour pour le Rwanda est désormais envisageable pour les migrants arrivés en « small boats ».
Johnson prétend avoir pour objectif de briser « briser le modèle économique » des passeurs. Son plan suscite vite un tollé. L’opposition travailliste le juge « irréalisable, contraire à l’éthique ». Les ONG s’insurgent. « Il s’agit d’expulsions définitives, insiste Joseph Maggs, coordinateur de l’organisation SOAS Detainee Support. Nous connaissons les conséquences d’une telle politique, nous avons déjà constaté les souffrances indicibles de la détention prolongée des demandeurs d’asile envoyés par l’Australie sur l’île papouasienne de Manus ou dans le petit État de Nauru », rappelle-t-il. Les souffrances psychologiques étaient nombreuses chez exilés qui étaient expulsés dans ces camps, aujourd’hui vidés, après être arrivés illégalement en Australie.
L’intérêt d’un tel projet pour le Rwanda ? En deux ans, le pays a reçu 240 millions de livres (280 millions d’euros). « Le coût total deviendra clair au fil du temps, à mesure que les personnes seront relocalisées », informe vaguement le Home office, l’équivalent du ministère britannique de l’intérieur. A en croire les autorités rwandaises, cet argent ne sera que le « coût nécessaire, pour s’occuper de ces gens, ce n’est pas une aide financière (…) ». Il servirait « à aider ces gens à se réinsérer, à étudier, à travailler (…) », s’emballe M. Alain Mukuralinda, porte-parole adjoint du gouvernement rwandais, sur l’antenne de Radio France Internationale. « Notre pays a l’expérience dans (l)e domaine (de réception des migrants – ndlr) », justifie-t-il. Le pays d’Afrique serait même selon Boris Johnson l’un des « plus sûrs du monde, mondialement reconnu pour son bilan d’accueil et d’intégration des migrants ».
Feuilleton judiciaire
Mais la justice britannique en doute. Le Rwanda est régulièrement critiqué entre pour des détentions arbitraires et des procès non équitables. Aussi, ce label de « pays sûr » – soit généralement où il n’existe ni persécution ni torture ni traitements inhumains – a valu au « plan Rwanda » d’être discrédité, au terme d’un feuilleton judiciaire de deux ans. Il commence le 14 juin 2022 lorsque la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) bloque in extremis un premier vol prévu pour le Rwanda. Le bras judiciaire du Conseil de l’Europe enjoint la justice britannique à examiner la légalité du programme. En décembre 2022, la Haute Cour britannique le juge toutefois légal. L’organisation Asylum Aid ainsi que dix demandeurs d’asile font alors appel. La Cour d’appel britannique leur donne raison : elle estime en juin 2023 que le Rwanda n’est pas « un pays sûr » du fait de « déficiences » dans son système d’asile. Une décision confirmée par une décision de la Cour suprême britannique, le 15 novembre 2023.
C’est un revers pour Rishi Sunak, le successeur de Boris Johnson, qui a fait de la baisse de l’immigration son cheval de bataille. Mais le conservateur se dit « prêt à modifier nos lois (…) », assure-t-il le même jour au cours d’une conférence, derrière son pupitre barré de l’inscription « Stop the boat » (arrêtez les bateaux).
Il signe en décembre 2023 un nouveau traité avec Kigali et élabore un nouveau projet de loi en vue de faire reconnaître le Rwanda comme un « pays sûr ». Celui-ci est validé par la Chambre des Communes, mais désavoué par la Chambre des Lords en janvier. Ces derniers demandent à repousser la ratification du traité mais ils n’ont néanmoins pas le pouvoir de bloquer sa validation. En outre, le gouvernement a la possibilité de passer outre leur décision. Le gouvernement Sunak doit désormais proposer une amélioration du traité et pour montrer que le Rwanda peut être considéré comme un pays sûr.
« Les dirigeants britanniques sont guidés par un projet politique qui viole les instruments internationaux de protection des droits humains. Mais il inspire d’autres dirigeants européens. Le Royaume-Uni est très doué pour mettre le ver dans le fruit », observe Yves Pascouau, expert des politiques migratoires européennes. Le Danemark ou l’Italie, par exemple, ne cachent plus leur volonté d’externaliser les procédures d’asile.
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