Contre les migrants, un mur de barbelés fend la campagne bulgare

Publié dans Le Monde
Les migrants sont nombreux à passer la frontière terrestre bulgare, porte d’entrée de l’Europe. En 2015, 5 486 étrangers, majoritairement syriens, ont pénétré dans le pays le plus pauvre de l’Union européenne, soit trois fois plus que sur la même période de l’année précédente. La moitié d’entre eux sont venus clandestinement, malgré la présence d’un mur de barbelés de 30 kilomètres barrant une portion de la frontière avec la Turquie. Les autorités prévoient de prolonger ce rempart “anti-migrants” de 130 kilomètres, afin de “contrôler” les arrivées.

Reportage en Bulgarie // Photos / Pierre Marsaut pour Le Monde.

Ce reportage a reçu le Prix Louise Weiss du journalisme européen 2015

Partie I / La forteresse bulgare

Souvent, à la nuit tombée, les ombres se dessinent dans les forêts denses ou les champs de colza. Egarées dans cette zone aux confins de l’Union européenne (UE), les silhouettes buttent sur les sentiers escarpés, trébuchent dans les fossés creusés par des cours d’eau. Dans le sud-est de la Bulgarie, à la frontière avec la Turquie, la nature est difficile mais propice aux passages clandestins. Et depuis 2007, les migrants sont de plus en plus nombreux à entrer dans l’UE par cette petite “porte”. En 2013, la Bulgarie a été dépassée par un afflux de 11 000 personnes arrivés par cette frontière, longue de 259 kilomètres. La majorité sont de jeunes Kurdes de Syrie, qui sont passés par la Turquie voisine.

Franchir cette frontière verte a pris trois jours aux Kurdes irakiens Adel Salem Hassan, Mohamed Saleh Hussein et Yacin Salman Bader. “Après avoir eu des accrochages avec des policiers turcs, nous nous cachions le jour dans les buissons et marchions de nuit, raconte avec de grands gestes Mohamed, 25 ans. Nous nous sommes aidés de nos GPS et avons parcouru environ sept kilomètres entre la Turquie et la Bulgarie.” Ce footballeur en herbe, parti de Bagdad il y a six mois, montre approximativement son trajet sur la carte de son smartphone. Puis il affiche les images de son expédition, d’abord prises en Irak, où les trois compagnons ont dû fuir “les fous de Daech”. Mohamed arbore sur son torse plusieurs cicatrices, attribuées aux attentats du groupe terroriste. De “l’enfer” de l’Etat islamique, ils ont sombré dans ce coin de campagne bulgare où, disent ils, on ne veut pas vraiment d’eux.

Depuis juillet 2014, un nouvel obstacle est venu se dresser sur le chemin des clandestins. Un mur de barbelés “anti-migrants”, érigé aux frais du gouvernement pour 4,5 millions d’euros, sépare la Bulgarie de la Turquie. Haut de trois mètres et long de trente kilomètres, sur une portion de frontière moins montagneuse où l’entrée est “ plus facile”, selon les autorités, ce rempart s’ajoute aux caméras thermiques et miradors délimitant l’entrée de l’Europe. Au volant de sa jeep, Plamen Dinev sillonne chaque jour la route cabossée qui borde ce dispositif. Responsable des patrouilles, l’homme à la forte carrure est reconnaissable à son uniforme vert foncé. L’air grave, il se souvient “des arrivées massives” de Syriens en 2013. “Tous les jours, des familles, des gens éduqués débarquaient ici. Nous avons retrouvé des migrants perdus ou morts de froid.” Le but des barbelés tranchants est donc de “protéger” les migrants des parcours dangereux, insiste le gouvernement, puis de les encourager à rentrer légalement par les check-points.

Au total, mille deux cent policiers sont présents dans la région. Comme Plamen, ils sont cent dix à guetter en permanence l’arrivée de migrants mais aussi des trafiquants le long de la frontière. La zone tampon broussailleuse fait en effet le bonheur des passeurs. “Très nombreux dans le secteur, ils sont généralement jeunes, des Bulgares ou des Turcs. Ils prennent 2 000 à 3 000 euros pour un aller simple, précise le policier. Pour rejoindre d’autres pays d’Europe, les prix se situent entre 5 000 et 6 000 euros, voire plus.” Le Syrien Nali Bahlawi, venu de la ville de Qamishli, a donné 2 500 euros à son passeur pour aller d’Edirne, à la frontière turque, à Sofia. Une nuit de février, le jeune trentenaire au physique élancé a été conduit à quelques kilomètres de la frontière par un Turc mystérieux, habitué du trajet, “qui ne parlait jamais”. Après avoir cheminé de six à treize heures, le professeur d’anglais syrien a rejoint, épuisé, la voiture d’un autre passeur qui l’a emmené à Sofia, à 300 km de là. Marqué par cette pression migratoire, le pays le plus pauvre de l’UE se barricade toujours plus. Les 15 millions d’euros reçus en 2014 de l’UE pour la protection des frontières seront en partie utilisés pour disposer des caméras sur toute la longueur de la frontière commune avec la Turquie. Le mur sera prolongé, à partir de juin, de 130 kilomètres. “Des barbelés plus hauts et plus difficiles à escalader”, signale le policier bulgare. Une facture qui pourrait aller jusqu’à 46 millions d’euros, estiment les autorités. La Bulgarie aura ainsi “l’une des frontières les mieux gardées”, s’enorgueillit Plamen. La barrière, « efficace » d’après le gouvernement, a jusqu’ici encouragé les passages aux check-points. Des organisations, comme l’Agence des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), se montrent toutefois sceptiques. “Le mur accentue les risques pour les réfugiés, contraints de payer plus cher les passeurs pour emprunter d’autres routes dangereuses”, alerte Boris Cheshirkov, porte-parole de l’UNHCR en Bulgarie. De l’autre côté du mur, les militaires turcs, qui n’ont pas eu leur mot à dire, sont eux aussi critiques. Le sujet “est sensible”, avoue Plamen Dinev.

A quelques kilomètres du nouveau rempart, d’autres barbelés rouillent entre les herbes folles. Les restes du “rideau de fer” de la guerre froide qui isolait, il y a vingt-cinq ans, le monde communiste de l’Europe occidentale. “Avant, on empêchait les gens de fuir, aujourd’hui on les empêche d’entrer”, ironise le responsable des patrouilles.

Partie II /  L’odyssée en zone fantôme

Au terme de leur longue marche, les migrants sans bagages échouent dans les villages fantômes qui bordent la frontière. Là où les chiens errent entre commerces en ruines et maisons de briques à l’abandon. Ici, la vie s’est figée avec la chute du communisme et le départ des nombreux militaires. Vingt-cinq ans plus tard, seuls quelques centaines de retraités cohabitent avec les Tsiganes…

Shtit, Matochina, Sladun, Golyam Dervent… Les migrants se souviennent rarement du nom de ces localités où ils s’égarent, reliées par une seule route. Depuis 2013, les vieux habitants qui se connaissent tous, eux, n’oublient pas leur rencontre avec les jeunes du Proche-Orient. De sa ferme vétuste sur les hauteurs de Golyam Dervent, Minka Tacheva a vue sur les sentiers sinueux qui mènent au sommet d’une colline. “Derrière, c’est la Turquie, rappelle la villageoise au sourire édenté. Ils descendent de là, sans courir.” Cette Tsigane dépeint la scène : “Les migrants sont généralement bien habillés et ne sont pas méchants. Quand ils arrivent, nous appelons la police. C’est ce qu’ils veulent de toute façon”. Pour Stephan Stoyanov, le maire charismatique d’un village voisin, “chaque habitant ici fait en quelque sorte partie de la police. Prévenir les patrouilles des frontières est la seule chose de bien qu’ils peuvent faire pour les migrants qui peuvent ensuite faire une demande d’asile.” Plusieurs organisations et ONG ont toutefois dénoncé ces dernières années les expulsions pratiquées par la police bulgare. “Ces refoulements ne donnent pas l’occasion aux migrants d’expliquer les causes de leur venue”, explique par exemple Boris Cheshirkov, de l’UNHCR. Un droit pourtant mentionné dans la convention de Genève, relative au statut des réfugiés. Les autorités nient de telles pratiques.

Posté à l’entrée du village de Sladun, l’agriculteur Koytchev Kyotcho, 70 ans, lui, est amer. L’homme en bleu de travail usé peste : “Les migrants touchent de l’argent du gouvernement [65 lev, soit 32 euros mensuels jusqu’à janvier dernier]. Ici, c’est la misère, les salaires sont très bas [le salaire minimum est de 310 lev mensuels (160 euros)]. Leurs histoires sont tristes, mais nous ne pouvons rien pour eux.” Son camarade, Yassen Yanakiev, craint lui que certains “éléments terroristes” entrent clandestinement. Inquiet, il relate l’attentat anti-israélien à Bourgas, imputé au Hezbollah, en 2012, qui avait traumatisé le pays. Le directeur régional de la police des frontières bulgares, Georgi Kalaïdjiev, précise : “Il arrive que nous ayons des soupçons sur des présumés djihadistes qui tentent d’entrer. Il y a également des terroristes qui veulent aller en Syrie en passant par ici.” En janvier, les autorités bulgares ont intercepté le Français Fritz-Joly Joachin, complice présumé des frères Kouachi, auteurs de l’attentat contre Charlie Hebdo.

Dans la campagne, seules les jeeps de police et quelques voitures arpentent les routes. Cette atmosphère oppressante rassure les habitants. Le nouveau mur, en revanche, ne fait pas l’unanimité. Pour Grosiou Milouchev, ancien militaire, nostalgique de l’époque communiste “plus sûre”, la barrière “est inefficace car les migrants coupent les barbelés”. Le retraité, qui tient une épicerie, fulmine : “C’est stupide, on a détruit un mur pour en construire un autre, aux frais des Bulgares !”

Partie III/ L’attente à Voenna Rampa

Les villages ne sont qu’une escale étrange dans leur parcours. Les clandestins qui échappent à la police fuient vers d’autres villes ou pays étrangers. Ceux qui sont arrêtés sont conduits vers l’un des six camps de réfugiés du pays, trois à Sofia, trois dans l’Est. Ils y déposent une demande d’asile. La réponse est censée arriver dans les six mois. Ces dernières années, ces requêtes ont flambé. En 2012, la Bulgarie a octroyé le statut de réfugié à 796 personnes, en 2014, 10 353 ont reçu ce titre. Aujourd’hui, sur les 4 320 migrants vivant en Bulgarie, 2 048 sont dans l’attente. Fichés et immatriculés, ces demandeurs détiennent temporairement une “carte verte” qui leur permet de voyager dans le pays. Malgré la possession de ce “passeport”, ils sont sommés d’attendre dans les camps d’accueil.

Chaque jour, entre 5 et 7 migrants se retrouvent devant les hautes grilles du camp de Voenna Rampa. Niché dans une zone industrielle désaffectée de Sofia, cette ancienne école, critiquée en 2013 comme d’autres camps par des organisations pour son “insalubrité”, a été rénovée. Au détour des couloirs rafraîchis, aujourd’hui exhibés par les officiels, des sanitaires pas toujours refaits à neuf ou des façades tachées sont montrés du doigt par les résidents.

Sur les 683 migrants du camp, 95 % sont syriens, majoritairement kurdes, selon le directeur du centre, l’ancien colonel Svetlin Zanef. “Les camps du pays sont classés par nationalité, c’est mieux et ça évite les dissensions”, clarifie le responsable. Les cris d’enfants animent le lieu. Le linge pour bébés pend aux

fenêtres. Sur les 152 mineurs – dont 31 orphelins – de Voenna Rampa, six sont nés depuis le début de l’année. Huit autres verront le jour. Droit du sang oblige, ils n’obtiennent pas la nationalité bulgare.

Pour passer le temps, les étrangers peuvent faire du sport sur les terrains extérieurs, prendre des cours de langue, de cuisine… indiquent les responsables. Mais au fil des mois, l’ennui se fait sentir. Des pensionnaires pianotent sur leurs portables. D’autres, avachis sur des bancs, ont le regard vide. Munis de leur “carte verte”, certains migrants rejoignent le centre de Sofia, entre 6 et 22 heures. “Je pense que les Bulgares n’aiment pas qu’on soit là, mais ils ne disent rien et sont gentils avec nous. Nous ne communiquons pas, en raison de la barrière de la langue”, raconte Roni, un jeune Kurde. Un peu perdu, l’homme aux yeux sombres vient tout juste d’arriver de Syrie avec sa compagne Azar. “Lorsque nous allons dans le centre-ville, nous nous baladons dans les parcs ou des visites à la mosquée, mais dépensons peu d’argent”. Jusqu’en février, les migrants touchaient une aide mensuelle de 65 lev (environ 30 euros). “Elle servait à acheter de la nourriture car les repas étaient critiqués, maintenant nous offrons une nourriture plus variée et meilleure. Elle a donc été supprimée”, justifie le directeur, Svetlin Zanef.

Ces derniers temps, le climat est pesant dans les camps bulgares. Le 28 avril, plusieurs Syriens de Voenna Rampa ont protesté contre la lenteur des procédures pour obtenir un statut de réfugié. “Les six mois de délais réglementaires sont constamment dépassés”, s’agacent les réfugiés, lassés. La police a dû intervenir.

A Voenna Rampa, le gouvernement a finalement octroyé ce statut à 45 migrants, le 30 avril. La plupart des élus, sélectionnés sur des critères flous, partiront en Allemagne, destination la plus prisée, réputée pour son “bon accueil”.

Soulagement pour les uns, l’octroi d’un statut entraîne la frustration des autres. Dans la cour de Voenna Rampa, les “refusés” font les cent pas, nerveux. Un Syrien triture sa “carte verte” “Pourquoi lui et pas moi ? Je suis arrivé avant”, interroge-t-il à l’adresse d’un responsable. “Les Syriens sont toujours prioritaires. Mais nous aussi nous venons d’un pays en guerre !”, s’insurge un Irakien. Le Kurde Azar implore : “Je veux juste que la demande aille vite, pour trouver du travail. Pour survivre, en attendant de retourner dans mon pays.” Et avant tout, ne pas rester naufragé en Bulgarie.

Texte / Elisa Perrigueur
Photos / Pierre Marsaut
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