Après la Libye, l’Italie est son deuxième calvaire. « Je n’ai pas piloté le bateau », bégaie le jeune Gambien. Cette phrase, Joff, 17 ans, la martèle depuis deux ans dans les tribunaux. Le jeune baisse les yeux lorsqu’il raconte l’histoire en désordre qui l’a mené tout droit dans les prisons italiennes. Il y a deux ans, lorsque ce migrant quitte la plage de Zouara, au nord-ouest de la Libye, sur un canot bondé, ses passeurs lui demandent de « conduire le bateau ». « Ils étaient armés mais j’ai dit non. J’avais payé 700 dinars (440 euros) ma traversée et je n’avais jamais vu la mer, j’étais incapable de piloter un canot », se défend-il. « Puis j’étais très malade, avec un gros mal d’estomac. Ils ont menacé quelqu’un d’autre qui a pris la barre, j’étais assis de l’autre côté du bateau, je n’ai jamais su qui c’était. Mais ce n’était pas moi. »
La justice italienne est toutefois convaincue du contraire. Après avoir été secouru par un bateau militaire dans les eaux internationales et ramené en terre sicilienne en juillet 2015, Joff est accueilli par la police. D’abord transporté à l’hôpital, pour soigner ses douleurs d’estomac qui le rongent encore. Puis escorté jusqu’à la prison. Un agent l’informe : il est accusé d’être un “scafista”, un conducteur de bateau de migrants. « À ma première audience au tribunal, j’étais derrière une vitre sans tain, trois hommes qui disaient être sur le canot ont témoigné contre moi et m’ont accusé. Je n’ai jamais vu leurs visages, juste entendu leurs voix. »
Depuis, les trois migrants ont disparu dans la nature. Lui enchaîne les comparutions. Mineur, Joff est hébergé dans une maison surveillée en pierre blanche à Partinico, près de Palerme. Isolé entre les collines arides et les oliviers, il attend son jugement qui devrait être rendu à sa majorité. En Italie, un “scafista” peut risquer de 5 à 10 ans de prison.
Dans les longs couloirs de l’imposant tribunal de Palerme, les égarés comme Joff sont nombreux. Les audiences de migrants accusés d’être des « conducteurs » s’enchaînent en Sicile. Cela fait plus de vingt ans que ces derniers sont arrêtés. Mais le « chiffre augmente chaque année », selon le parquet d’Agrigente, dans le sud. Plusieurs centaines de conducteurs ont été interpellés en 2016 en Sicile.
Traquer les passeurs est une préoccupation de l’île montagneuse en première ligne sur la route migratoire vers l’Europe. Ces trafiquants des frontières, rassemblés en cellules, généralement indépendantes d’un pays à un autre, se trouvent en Afrique. Organisés, les passeurs gèrent l’itinéraire des migrants à travers le continent africain et la périlleuse traversée de la Méditerranée jusqu’à l’Italie. Une frontière terrestre franchie peut coûter plusieurs centaines d’euros. Et la plus onéreuse, la lisière maritime, se chiffre entre 400 et 3 000 euros le passage. Un bateau type Zodiac de 120 personnes vaut au minimum 50 000 euros. Leurs fortunes accumulées grâce à ces voyages parfois mortels se chiffrent en milliards d’euros.
Alors pour mener à bien ces investigations nébuleuses, l’Italie a dépêché ses spécialistes : les procureurs antimafia. Autrefois occupés à traquer la Cosa Nostra, ils chassent désormais ces réseaux souterrains basés en Afrique, notamment grâce à des écoutes téléphoniques ou des témoignages de migrants. « Depuis 2013, et le naufrage de Lampedusa [ce naufrage intervenu le 3 octobre qui a fait 366 morts a secoué l’opinion publique – ndlr], nous avons intensifié notre lutte. Nous sommes compétents pour traquer les passeurs qui fonctionnent en organisations criminelles, explique le juge Calogero Ferrara. En tant que juges antimafia, nous avons des procédures adaptées pour régler les affaires, par exemple nous pouvons lancer des écoutes téléphoniques facilement avec de faibles niveaux de preuves. Nous pouvons aussi protéger les infiltrés… » Il l’assure, souriant, derrière les volutes de fumée de son cigare : « Nous arrêtons et condamnons des passeurs. »
Enquêtes en mer
Dans ces enquêtes sur des réseaux obscurs et lointains, les seuls témoins sont les migrants arrivés en Europe. « Vu les enjeux financiers de l’autre côté de la Méditerranée, personne ne veut parler », lâche Salvatore Vella, procureur à Agrigente. Aussi, des « interrogatoires » de migrants démarrent dès l’arrivée sur le « territoire européen », soit… en mer, juste après les sauvetages. Pour l’heure, seuls les navires militaires ou la Guardia costiera– garde côtière italienne – commencent l’enquête au fil de l’eau, à la demande de Rome. L’agence européenne Frontex s’est associée au processus en 2014, lorsqu’elle a lancé l’opération « Triton ». Les secours filment d’abord les bateaux pneumatiques lors des sauvetages afin d’identifier les pilotes « mais ceux-ci changent de place », estime Salvatore Vella.
Puis, pendant les longues heures du trajet de retour, à bord de l’imposant navire espagnol de Frontex Rio Segura, qui amenait 1 216 migrants en Italie, le 28 juin, une petite poignée de migrants, hommes et femmes, ont été interrogés à l’abri des regards. Ces « conversations », comme les appelle Alexis Santana, de la Guardia civile espagnole, l’un des deux intervieweurs du Rio Segura – les dénommés “screeners” –, se sont déroulées au sous-sol du navire. À huis clos, dans une salle de conférence sombre et lambrissée.
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