Quartier de Basmane, Izmir, côte ouest de la Turquie. Des hommes s’affaissent sur des tabourets bas au pied des façades défraîchies des hôtels. Leurs yeux ombrageux se lèvent sur chaque passant de l’étroite artère. Les conversations en arabe se mêlent à la langue turque, dans une atmosphère ralentie par la chaleur de juin.
Un jeune homme noir longiligne s’attarde, l’air hagard. Il vient de Somalie, raconte-t-il en français. Arrivé il y a deux semaines, il cherche à passer « dès qu’il y a un bateau [pneumatique] qui part, soit plusieurs fois par semaine, de l’autre côté », en Grèce, séparée des rives turques par une dizaine de kilomètres de mer Égée. Alors qu’il s’exprime, les regards aux alentours se font plus durs autour de lui. Le chant du muezzin puis celui d’un coq fatigué viennent rompre le silence. À Basmane, on n’évoque plus ces « voyages » Turquie-Europe en pleine rue.
Avant l’accord de mars 2016 UE-Ankara visant à stopper les départs de migrants depuis la côte turque, le business entre passeurs et « passagers », comme sont appelés les candidats à l’Europe, se faisait au grand jour dans le quartier historique d’Izmir, surnommé « Little Syria ». « Les gens dormaient dans les rues, sacs sur le dos, prêts à partir en Grèce », se souvient Mohammed Saleh, directeur d’une association aidant les réfugiés syriens, qui sont plus de 80 000 à cohabiter avec une population turque dans ce faubourg. Sur l’artère rebaptisée « Syrian road », les gilets de sauvetage ont disparu des vitrines aux inscriptions arabes.
En deux ans, la surveillance policière s’est accrue, l’activité des passeurs s’est faite discrète. « Certains ont été arrêtés, d’autres sont partis en Europe. Mais les trafiquants sont toujours bien là », soupire Mohammed Saleh. Plus on grimpe dans les hauteurs de Basmane, plus cette mafia s’enracine. Ces passeurs kurdes, syriens, congolais… vantent des prix cassés sur Facebook : 400 euros pour une traversée en pneumatique (contre 1 500 en 2015), 2 000 euros en jet boat. Les transactions se négocient le soir, quand la police s’absente, derrière les murs des hôtels miteux, dans les salles isolées des restaurants modestes. Les passagers sont ensuite parqués dans des maisons délabrées avant leur grand départ.
Ces derniers, en quête d’Europe, sont toujours là, bloqués aux portes de l’UE, malgré sa politique de fermeture. Alors que la Turquie compte la plus importante population de réfugiés au monde (4 millions), Izmir en recense 200 000, dont 130 000 Syriens. Certains tentent de s’intégrer, mais pour d’autres, la troisième ville du pays n’est qu’une escale, une fenêtre sur la Grèce. Ceux qui se risquent au passage illégal sont des Syriens, des Irakiens, des Afghans et, plus récemment, des Centrafricains, des Congolais, des Somaliens… venus d’Afrique grâce à des visas de tourisme.
Chaque soir, au large des littoraux de Çeşme, Bodrum, Ayvalick, la garde côtière turque intercepte un ou plusieurs bateaux de migrants, de 50 à 130 personnes, pour les ramener à terre (13 600 depuis janvier dans la mer Égée, dit-elle sur son site). Ceux qui échappent à la vigilance des Turcs parviennent à débarquer sur les îles grecques voisines, à raison de plusieurs dizaines, parfois de plusieurs centaines de personnes chaque semaine, d’après les autorités helléniques. Des chiffres très éloignés des 176 906 de l’année 2016.
Asef* est l’un de ces « passagers » qui songent à l’Europe. Dans le village de vacances fantôme de la plage de Pirlanta, à 90 kilomètres d’Izmir, l’Irakien déambule entre les maisons abandonnées. D’une fenêtre sans vitre, il scrute les reliefs de l’île grecque de Chios, obsédants, si proches derrière l’eau calme. Cet ancien pilote de l’armée venu de Tikrit (centre de l’Irak) en 2014 a déjà tenté la traversée en 2016, mais il a fait demi-tour à cause des gardes-côtes turcs. Il compte toujours les morts. En mars, 16 personnes, dont 6 enfants, ont péri dans un naufrage. Sur une colline d’Izmir où s’étire l’immense cimetière de Dogançay, leurs tombes s’ajoutent à celles d’autres dizaines de victimes, parfois anonymes, englouties par les flots.
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