Le crépuscule tombe sur la bâtisse de briques, les lampions asiatiques rouges ondulent dans le froid, un feu éclaire le hangar adjacent. Le silence domine et ils sont pourtant une trentaine à tuer le temps sur ce site, ce 20 février. Des silhouettes à capuche se réchauffent les mains, deux hommes coupent du bois à la hache. D’autres fument autour d’un poêle dans un dortoir aux graffitis colorés où pendent les câbles électriques. Dans quelques heures, lorsque la nuit aura enrobé le bois qui touche le camp, ces hommes franchiront à pied les centaines de mètres qui les séparent de la station-service British Petroleum (BP) en bordure de l’A26, dite « l’autoroute des Anglais ». Ces Vietnamiens tenteront, comme presque chaque nuit, de monter dans les camions garés qui rejoignent ensuite le Royaume-Uni.
Ces locaux vétustes, situés à Angres, commune du Pas-de-Calais, sont connus des migrants sous le nom de « Vietnam City ». Ils n’abritent que des ressortissants vietnamiens depuis la création du camp en 2010. Rares sont ceux qui pénètrent en ces lieux isolés derrière des locaux techniques municipaux. Ce 20 février, ces hommes ombrageux sont sur la réserve. Un jeune Vietnamien souriant s’approche toutefois. Il est l’un des rares à parler anglais. Venu de la région d’Hanoï, il a mis « trois mois à traverser l’Europe » : un stop en Ukraine, en Allemagne, puis à Paris avant d’échouer dans cette commune du bassin minier de 4 000 habitants, il y a trois semaines. L’homme svelte à la capuche grise n’a pas le temps de terminer son récit, de décrire ses ambitions en Grande-Bretagne. Un cercle se resserre autour de lui, des hommes le scrutent. Le jeune se crispe. Comme le reconnaissent les autorités, les associations et la municipalité d’Angres, les passeurs dorment à « Vietnam City » et vivent aux côtés de ceux que les réseaux surnomment leurs clients.
Basé à une centaine de kilomètres au sud de Calais, le camp d’Angres est méconnu en France. En bordure d’une usine classée Seveso, il constitue pourtant la dernière escale incontournable, avant le Royaume-Uni, de tous les exilés économiques du Vietnam qui ont traversé illégalement l’Europe. Ils échouent ici après avoir payé un trajet 15 000 à 30 000 euros. « Ils passent généralement par la Russie où ils arrivent en avion, souligne Vincent Kasprzyk, capitaine de la brigade mobile de recherche (BMR) à Coquelles (Pas-de-Calais). De là, les Vietnamiens viennent ensuite par les frontières terrestres jusqu’en France. » À pied ou à l’arrière des camions, ils franchissent la Biélorussie ou l’Ukraine, la Pologne, la République tchèque, l’Allemagne puis la France avant leur destination finale.
Sur la façade ocre de la maison, une pancarte indique « Camp d’Angres, 50 personnes maximum, interdit aux mineurs », traduit aussi en vietnamien. « On compte généralement 10 à 15 % de moins de 18 ans, 20 % de femmes et 80 % d’hommes, assez jeunes », explique Mimi Vu, de l’ONG Pacific Links, basée au Vietnam, qui s’est rendue plusieurs fois sur le site. Les familles sont rares. Selon les périodes, entre 70 et 150 personnes logent entre ces murs octroyés par la municipalité communiste. Difficile de chiffrer, car à « Vietnam City » le turn-over règne. « On a vu passer des milliers de Vietnamiens ces dernières années. Ce ne sont jamais les mêmes à quelques mois d’écart », détaille Benoît Decq, du collectif Fraternité migrants bassin minier 62, groupe qui soutient ces migrants depuis plus de dix ans et a gagné leur confiance.
Passeurs comme exilés se succèdent. De nouvelles têtes arrivent, quand d’autres réussissent chaque mois à traverser la Manche. « Il arrive que les autorités au port de Calais retrouvent jusqu’à 20 ou 30 Vietnamiens plusieurs soirs par semaine, indique Julien Gentile, patron de l’Office central pour la répression de l’immigration irrégulière (Ocriest). Et la police ne peut pas les intercepter tous les jours, donc on estime qu’il y a un gros trafic entre la France et l’Angleterre. Cette activité importante est très surprenante car le camp est petit comparé au nombre de passages supposé. »
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