A la frontière grecque, redonner un nom aux migrants anonymes

Publié dans Vraiment hedbo
La Grèce reste un point d’entrée pour des milliers de migrants venus d’Asie ou d’Afrique. Ces derniers franchissent la mer Egée ou la frontière dans le nord-est depuis la Turquie voisine. Sur la route, des centaines de personnes sont mortes ces dernières années, dans l’anonymat. Les vivants tentent aujourd’hui de redonner un nom aux disparus.

Avec Michel Slomka. A la frontière grecque

En ce mois de janvier, l’Evros, large d’une centaine de mètres, coule calmement sous le froid hivernal. Le long fleuve qui fait office de frontière naturelle gréco-turque, fend cette zone militaire déserte cernée d’arbres décharnés et de chemins terreux. En s’essayant à la traversée de cette rivière trompeuse, boueuse et profonde, deux migrants en quête d’Europe ont perdu la vie en janvier dans le nord-est de la Grèce. “Si l’on tombe dans l’Evros, on s’enfonce généralement très vite et on s’enlise dans la boue, les branchages. Les courants sont plus forts que ce que l’on imagine…”, précise Pavlos Pavlidis, le médecin légiste à Alexandroupoli, chef lieu du nome (département) de l’Evros, qui a autopsié leurs corps. Il fait défiler, impassible, la photo d’un des deux défunts sans nom sur son ordinateur. Un visage blanchi aux traits effacés par les eaux, boursouflé. “Il est resté une vingtaine de jours dans la rivière. Il est donc presque impossible, même pour un proche, de le reconnaître”, précise t-il entre deux bouffées de cigarette et de gorgées de café frappé. Un médaillon rouge en forme de coeur dans un pochon en plastique attire son regard. “L’une des seules choses qu’il nous reste de cet homme”. Depuis 18 ans qu’il est en poste, le médecin conserve les objets personnels des migrants anonymes morts sur la frontière: “de précieux indices pour redonner une identité aux victimes. Seuls eux sont intacts, ils peuvent parler”. Dans la pénombre de son bureau sans fenêtre, il étale des cartes sim, des photos d’identité, une montre imbibée d’eau qui ne s’est jamais arrêtée, un bracelet avec la mention « I believe ». “C’est tragique que ce bijou soit à la morgue, alors qu’il signifiait l’espoir”. Sous ses airs distants, Pavlos Pavlidis est animé par une quête complexe, émotionnelle : redonner un visage aux migrants anonymes.

Photos/Michel Slomka

Ils sont des milliers à tenter chaque année la traversée de la Turquie à la Grèce. En 2015, les arrivées ont explosé dans le pays, en raison de la guerre en Syrie et d’autres conflits au Proche-Orient. Plus de 800 000 migrants, principalement Syriens, mais aussi des personnes venues d’Afrique et d’Asie du Sud…  ont transité par la Grèce, d’après l’Organisation internationale pour les migrations. Ils sont majoritairement passés par la frontière maritime, via les îles helléniques, situées dans l’est du pays, comme Leros, Kos, Lesbos, Samos, Chios... Certains préférant toutefois la frontière du nord-est longue de 180 kilomètres, délimitée par l’Evros, dont le sillon migratoire a été creusé dès les années 1990. “C’était au départ des hommes, avec la venue d’Irakiens, Pakistanais, Bangladais, Somaliens… Puis en 2010, un pic d’arrivées, avec la venue de femmes en raison des conflits au Proche-Orient”, détaille Pavlos Pavlidis. Une traversée traître car le fleuve reste une frontière mortelle : près de 400 migrants, selon les chiffres des autorités grecques, y ont perdu la vie en trente ans, noyés, tués par des mines* ou décédés d’hypothermie.

Article publié dans le numéro 3, de l’hebdomadaire Vraiment

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