« Beaucoup de passeurs sont des migrants qui tentent de payer leur traversée »

Publié dans Le Monde Diplomatique
Le Monde Diplomatique - Le 24 novembre 2021, le naufrage d’une embarcation de fortune entre la France et le Royaume-Uni a attiré l’attention sur l’activité des réseaux de passeurs. Alimentés par le fossé entre les politiques d’accueil et la réalité des migrations, les groupes n’ont cessé de se professionnaliser, déjouant les surveillances policières pour profiter d’un marché très lucratif.

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 bateau est dans la forêt, ce soir tes amis vont partir. » Localisés par ce message et bien d’autres sur la Côte d’Opale, dans le nord de la France, trois téléphones devenus pièces à conviction contiennent aussi des photographies de bateaux pneumatiques bondés, de liasses de billets, de passeports. Des vidéos diffusées sur le réseau social TikTok font également la publicité de traversées clandestines vers le Royaume-Uni.

Ces éléments illustrent la logistique d’un réseau de passeurs opérant sur la frontière franco-britannique. Ils ont permis de déduire que ce groupe avait organisé des traversées illégales de la Manche durant l’été 2021 pour plus de cinq cents migrants libyens, irakiens, somaliens, érythréens, vietnamiens… Gain total estimé : 1,3 million d’euros.

Les propriétaires des téléphones sanglotent lors de leur comparution immédiate devant le tribunal de Boulogne-sur-Mer, le 6 décembre 2021. Ces deux Kurdes d’Irak et un Syrien viennent d’écoper d’un à quatre ans de prison pour aide à l’entrée ou au séjour irréguliers. Âgés de 22 à 25 ans, ils sont respectivement considérés comme le « rabatteur » du réseau, chargé de recruter des migrants dans les camps, l’« intermédiaire », qui les mettait en contact, et le « chauffeur », qui les acheminait jusqu’aux dunes de départ, selon la brigade mobile de recherche (BMR) de Coquelles.

Pour cette unité de la police aux frontières (PAF) qui traque les passeurs à coups de filatures, d’écoutes ou de renseignements provenant d’indicateurs, la méthodologie de ces groupes est comparable à celle des trafiquants de stupéfiants et à leur division du travail. Sur le terrain : les coordinateurs, logeurs, logisticiens, etc. Loin de la zone d’activité : les têtes pensantes et les fortunes difficiles à tracer. Ces clans utilisent le système de paiement informel inspiré de la hawala (un transfert de fonds grâce à deux intermédiaires très répandu en Asie du Sud et au Proche-Orient), avec un dépôt préalable chez des intermédiaires de confiance à l’étranger, qui est débloqué une fois les exilés à destination.

« Je n’avais pas d’argent et je voulais traverser. Les passeurs m’ont forcé à travailler avec eux, ils menaçaient de violer ma compagne », témoigne en pleurs un accusé aux cheveux longs, détaillant son exil de misère en Europe. Les trois hommes minimisent leur rôle dans l’organisation et accablent un mystérieux « chef » surnommé Souca. Ce Kurde d’Irak, « responsable de tout », aurait fixé au faciès avec ses complices haut placés les prix des traversées. « Les Africains payent 3 000 euros. Si c’est un Kurde, comme eux, il paye 1 500 à 1 700 euros », a détaillé un prévenu en garde à vue.

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