Tout se déroule sur une plage non loin de Sabratha, au nord-ouest de la Libye, sous un ciel de velours, face à une Méditerranée très calme. Bilal, Syrien de 30 ans, raconte. Lundi au milieu de la nuit, cet homme originaire de Deraa, sa femme et ses deux filles sont entassés, comme 500 autres migrants, dans un « bâtiment sans fenêtres ».
Ces « petits hangars », décrit posément Bilal, il en existe d’autres sur le rivage, où aucun policier libyen ne veille. Entre ces murs, tous attendent sans voir l’horizon. Arme à la main, une silhouette vient d’abord chercher les plus démunis du groupe, ceux qui payent la traversée Libye-Italie sur un zodiac, 700 à 800 dinars libyens (440 à 500 euros). « Environ 120 personnes de couleur noire, des hommes, des femmes et des enfants, ont quitté le hangar », précise Bilal. Le premier bateau part.
Un autre homme, un Libyen « que personne ne voit car il fait trop sombre », apparaît pour acheminer les passagers du zodiac suivant. La scène se répète. À la chaîne, les bateaux en plastique partent en mer. Vers 4 h 30 vient le tour des bateaux prétendument « plus luxe », ceux en bois, tel celui sur lequel Bilal a embarqué, avec d’autres Syriens, pour « 3 000 dinars [1 890 euros – ndlr] par personne », 3 200 avec l’option gilet de sauvetage.
« Les passeurs m’avaient dit qu’on serait moins de 75 personnes dans la barque, que la traversée durerait quatre heures, qu’un capitaine libyen expérimenté prendrait la barre. »En réalité, ils sont finalement 112 à se tasser dans le rafiot usé. Le « faux capitaine Libya », comme le surnomme Bilal, pilote 20 mètres avant de donner la barre à un Africain, « le seul noir du bateau, forcé, qui ne savait pas conduire », constate Bilal. Le « faux capitaine » repart en zodiac en direction de la plage, laissant les égarés à la dérive sur l’étendue azurée. La traversée de Bilal va durer 10 heures, avant que tous ne soient secourus par le Rio Segura, navire militaire de l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes Frontex. L’Italie, premier pays d’Europe sur leur route, est encore à des centaines de kilomètres.
Dans le noir ou sous un soleil de plomb, pétrifiés sur les fragiles embarcations, des milliers de réfugiés, comme Bilal, ont vogué sur les 12 milles marins des eaux libyennes, avant de se retrouver dans les eaux internationales. Les récits des exilés sauvés par le bateau Rio Segura se recoupent : des passeurs libyens, armés et brutaux, qui ont gagné gros ces derniers jours ; puis cette fameuse plage de Sabratha, d’où la majorité d’entre eux semblent avoir levé l’ancre. Au total, selon les gardes-côtes italiens, près de 11 000 réfugiés ont été sauvés entre dimanche et mercredi en Méditerranée, dont une grande partie dans ce bout de mer au large de Sabratha. Les passeurs sont adeptes des départs en masse. Mais ce qui choque, cette fois, c’est le nombre record de personnes envoyées sur une si courte période, signale Frontex.
Adil, Marocain de 34 ans, en est convaincu, « la fin du ramadan [qui s’est terminé samedi – ndlr] a joué dans les départs » : « Je n’étais pas surpris que nous soyons si nombreux. La police libyenne, qui travaille peu, travaillait encore moins ces jours-ci. Les passeurs en ont profité. J’ai vu des bateaux partir avant et après le mien. » Le Malien Toni, 42 ans, assure que le calme qui dominait en mer Méditerranée a aussi joué en faveur des trafiquants d’êtres humains. Sur l’eau, Toni dit avoir croisé « des pêcheurs libyens qui [leur] ont dit de guider le bateau tout droit. Ils savaient que pas loin, il y avait d’autres bateaux de sauvetage européens qui [leur] viendraient en aide ».
Des bateaux pneumatiques en perdition
L’imposant Rio Segura, lui, est arrivé sur zone mardi vers 7 heures. La veille, aux alentours de 13 h 30, le MRCC de Rome (Maritime Rescue Coordination Centre), qui coordonne les opérations au large de l’Italie, a appelé les 34 membres de ce navire espagnol, pour la plupart de la Guardia civil, pour qu’ils aillent aider des ONG déjà dans le secteur.
Sur la passerelle du Rio Segura, un léger silence trahit la surprise de quelques militaires lorsqu’au bout du fil, le MRCC précise que 5 000 migrants se trouvent sur place. Au fil de l’eau, le navire finit par distinguer des petits points, qui grandissent progressivement à l’horizon. Un petit bateau, puis au loin un autre, et encore un autre… Le désert méditerranéen est parsemé de six à sept gommone – nom italien des bateaux pneumatiques. Au milieu, les deux navires d’ONG ont déjà secouru des centaines de personnes. Bondés, ils tanguent et croulent sous le poids des réfugiés.
Yeux plissés sous la chaleur écrasante, les hommes du Rio Segura enchaînent les sauvetages, des procédures mécaniques. Les exilés, émus et choqués, sont transférés par petits groupes jusqu’au Rio Segura. En file indienne, ils montent à bord, se séparent de leurs cigarettes, téléphones et objets dangereux – couteaux, briquets… –, se font interroger sur leur âge et pays d’origine, puis passent devant un médecin.
Les hommes rejoignent enfin d’un pas las le pont supérieur. Les femmes se traînent, fatiguées, sur le pont inférieur. Le processus, rodé, se déroule généralement dans un calme surprenant, lié à l’épuisement des arrivants. « Ce sont des moments difficiles, désagréables, mais c’est notre travail de mettre ces gens en sécurité. Ils fuient les guerres ou les situations politiques difficiles, soupire le lieutenant Juan Carlos. Ce qui me marque, ce sont les femmes. Leurs visages sont souvent sans expression et leurs yeux sont vides. » Son regard à lui traduit parfois sa sidération.
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