(Grande-Synthe, avec Laurène Daycard)
ans un recoin du gymnase de Grande-Synthe, près de Dunkerque, un cercle silencieux se forme autour d’Ako, jeudi 17 mai au matin. Cet exilé aux yeux rougis est au téléphone avec un ami, hébergé lui aussi dans ce bâtiment municipal jusqu’à la veille, avec sa femme et ses deux enfants. Plus de 400 migrants, presque tous des Kurdes d’Irak, logent sur ce site, dont 150 dans des tentes en extérieur. On entend son interlocuteur hurler de douleur : « J’ai tout perdu. Mon bébé. Ils ont tué mon bébé. »Assise à ses côtés, l’épouse d’Ako plonge son visage dans un mouchoir. Personne ne sait trop quoi dire pour calmer la détresse de l’homme au bout du fil.
Ce père s’appelle Shamdine. Il parle depuis une prison en Belgique, il a dissimulé son portable dans la couche d’un bébé, d’après les exilés. L’homme s’est fait arrêter dans la nuit, vers 2 heures du matin. Cinq heures plus tôt, il était parti avec sa famille, son épouse et ses deux enfants en Belgique pour monter clandestinement à bord de camions de marchandises allant jusqu’en Grande-Bretagne. Des passeurs étaient venus les récupérer en mini-van à Grande-Synthe, à une vingtaine de kilomètres de la frontière belge, avec une trentaine d’autres migrants.
Quand la police belge a tenté de le contrôler, le convoi de migrants a filé dans la nuit, sur la route E42 reliant Namur et Maisières. Au total, quinze véhicules de police les ont pris en chasse dans cette course-poursuite mortelle pour la fille de Shamdine. L’enfant « s’appelait Mawda », selon les Kurdes de Grande-Synthe. Âgée de 2 ans, elle est morte dans l’ambulance.
Selon des médias belges, la petite aurait été brandie à l’extérieur de la camionnette, peut-être par un passeur, pour dissuader les policiers, une version non confirmée officiellement. « Les réseaux kurdes sont dangereux car capables de prendre l’autoroute en sens inverse, de percuter des véhicules pour s’enfuir, de rouler comme des fous, constate une source policière française. Nous le savons et ne faisons pas de courses-poursuites sur les routes avec des camionnettes de passeurs en France, trop dangereux. »
L’exilé kurde Ako, lui, s’emporte : « On est venus ici pour trouver la sécurité. Vous nous parlez des droits humains. Mais vous tirez sur des bébés. » Il exhibe sur l’écran de son téléphone des images de la fillette. Le regard espiègle, elle pose sa main sur sa bouche. Sur une autre, on voit cette enfant aux cheveux de jais dans un manège avec son grand-frère de 4 ans. « Elle a reçu une balle dans la joue », glisse Ako, le ton dur, en mimant un impact transperçant son visage.
Au moment de cet échange, jeudi 17 mai, le parquet belge de Mons n’évoque pas encore les tirs. Il faudra attendre le lendemain, le 18 mai, pour que les causes du décès de l’enfant soient officialisées. « On n’exclut pas que cette balle pourrait provenir d’une arme d’un policier », concède le substitut en conférence de presse. L’autopsie est en cours.
Ako a appris la macabre nouvelle très tôt le matin, sous la forme d’un SMS envoyé par Shamdine. Il nous emmène voir le « carré » octroyé à cette famille. Il reste quelques affaires abandonnées : des couvertures, une valise à roulettes. Un siège bébé trône au milieu. L’ancien terrain de sport est quadrillé par des lits de camp renversés sur les côtés, comme des barricades. Les exilés s’en servent pour se délimiter un « chez-soi » d’environ 2 mètres carrés. Ce peu d’intimité se paye au prix de nuits passées à dormir sur des couvertures à même le sol. Nerveux, Ako avait longuement hésité avant de nous donner son prénom. Il refuse de livrer toute autre information personnelle, mis à part le fait qu’il a été professeur d’anglais au Kurdistan irakien. Il se méfie presque autant des journalistes que de la police. Il parle car il veut que l’histoire de Mawda se sache.
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