- Avec Medhi Zaaf (2015)
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Dans les rues d’Athènes, les affiches « Oxi » – non – s’abîment avec le temps. ll y a quelques mois à peine, le 5 juillet 2015, le peuple était appelé à s’exprimer par référendum sur un nouveau plan d’aide, synonyme pour beaucoup d’austérité. 62% des votants avaient alors refusé l’application de mesures de rigueur voulues par les créanciers internationaux, en échange d’un prêt supplémentaire. Ce vote intervenait quelques jours à peine après le défaut de paiement du pays, le 3 juillet. Mais après un bref espoir apparu durant l’été, la désillusion plane en ces jours gris d’automne.
Le mémorandum troisième du nom est acté et les réformes qu’il induit devraient arriver avant l’hiver.
Le poids de l’histoire
Endettés, au pied du mur et proches d’une sortie de la zone euro, la majorité des Grecs ont opté, dans les urnes, pour la posture indocile du « non ». Un message clair qui s’inscrit dans une tradition historique. « En Grèce, c’est toujours bien vu de résister : en disant « non » au référendum, on jouait avec le symbole du non de 1940, lorsque les Grecs avaient refusé l’ultimatum de Mussolini. » Regard rieur, barbe fournie, Panagiotis Spirou est professeur des écoles. À l’évocation du vote, son regard s’éclaire. « Tout le monde avait les yeux tournés vers le référendum, c’était un moment fort des forces du peuple », se rappelle-t-il, nostalgique.
Comme beaucoup d’autres, il a voté non au plan d’aide et continue à soutenir Syriza, « avec plein de doutes ». Lorsque l’homme de 29 ans enseigne l’Histoire à ses élèves, c’est toujours pour faire valoir l’image d’un peuple grec « héroïque et combattant ». « On parle bien plus des hommes et femmes qui se sont soulevés que des milliers de morts qu’ont causé les guerres. On le constate dans les fêtes nationales: ce qu’on célèbre, c’est avant tout le fait de résister. » Les élèves, eux, sont invités très tôt à parader lors de ces commémorations, à faire l’éloge du « courage » du peuple grec. Certains livres scolaires d’histoire traduisent ce positionnement clair face à l’Histoire. À des classes de CM2, il est ainsi enseigné que l’opération italienne sur le front albanais aurait par exemple échoué « grâce au « non » grec, le refus d’un peuple tout entier de se soumettre aux souhaits des puissants et de perdre sa liberté ».
Cette liberté reste toutefois relative. Le jeune État grec qui se construit à partir de 1830 ne parvient jamais à se consolider. Minée par les conflits, contre ses voisins des Balkans ou aux côtés des Alliés lors des guerres mondiales, la Grèce a aussi connu plusieurs guerres civiles. Il en ressort un pays à chaque fois dévasté, plus préoccupé par sa reconstruction que par le besoin impérieux de solidifier ses structures étatiques. Aussi, la Grèce se retrouve régulièrement sous tutelle étrangère. « Nous parlons d’un peuple qui a été dominé au long de l’histoire par des forces extra-nationales et surtout allemandes », souligne la politologue Loukia Kotronaki, spécialiste des groupes de gauche. « Tout le monde y fait référence, encore aujourd’hui. »
Du nazisme à la dictature
L’invasion nazie de 1941 à 1944 fut particulièrement sanglante. Titos Patrikios est de ces acteurs qui ont contribué à la lutte.
Le célèbre poète s’est engagé en 1942 dans la jeunesse de l’EAM/ELAS, le front de libération grec. Il n’avait alors que 14 ans. Désormais bientôt nonagénaire, ce passionné de Balzac et d’Aragon est connu pour son œuvre de poésie vibrante qui mêle souvenirs brûlants de la résistance et son expérience de la lutte. C’est avec précision qu’il plonge dans sa mémoire. « On ne parle pas de guerre mais d’occupation pour désigner cette sombre période », insiste-t-il, « une invasion très douloureuse ». Le poète se remémore Athènes envahie par les nazis. La famine. Les cadavres « enjambés pour aller au lycée », les exécutions, les destructions de centaines de villages. « Pendant les manifestations d’octobre 1942, je criais : “Vive les Alliés, mort aux traîtres.” »
Dans son appartement lumineux en haut d’un immeuble de Pangráti, quartier résidentiel d’Athènes, les livres recouvrent les étagères. Titos Patrikios saisit les ouvrages avec délicatesse, on ouvre alors Sur la barricade du temps, où se mêlent quelques-uns de ses vers. Ceux d’un résistant : « Nous n’avons rien/ ils nous ont tout volé/ n’est restée que la boue dans la bouche/ Nous sommes vêtus d’une peau tendre qui se déchire facilement. » Il est fier de montrer ses albums photos, des images en noir et blanc d’un autre temps, lui jeune et tout sourire, et d’autres résistants. « Tout le monde voulait combattre contre l’occupant. Étant jeune c’était encore plus fort, à cet âge-là on se sacrifie plus facilement », raconte l’ancien prisonnier politique de l’île de Makronissos, à l’est de l’Attique.
Professeur de sociologie politique à l’université Panteion, Seraphim Séfériades insiste sur le rôle joué par le front de libération grec : « Il a constitué l’un des mouvements de résistance les plus puissants d’Europe. Il a causé de grosses pertes aux Allemands. » Rencontré à Athènes, le chercheur poursuit : « La Grèce a connu beaucoup de chocs. Personne ne peut nier cet esprit de résistance. Mais il ne faut pas l’idéaliser, on aurait retrouvé un esprit similaire dans d’autres États s’ils avaient vécu autant de traumatismes. »
Après guerre, lorsque toute l’Europe occidentale se reconstruit avec le plan Marshall, la Grèce se trouve empêtrée dans une guerre civile entre communistes et royalistes. Lorsqu’elle se termine, en 1949, elle laisse derrière elle un pays divisé qui sombrera de 1967 à 1974 dans la dictature des colonels. Cette prise de pouvoir par une junte militaire contribue à forger une nouvelle génération d’esprits rebelles.
Dans le quartier populaire d’Ambelόkipi, au nord est d’Athènes, l’imposante moto de Yannis Felekis est immanquable. Cet aficionado de bolides fait partie de cette jeunesse de l’époque, réprimée par les militaires. L’ancien communiste au style décontracté, cheveux gris mi-longs et veste en jean, raconte avec émotion ces années où il a été emprisonné, battu pour ses idées. L’ex-imprimeur avait 30 ans en 1973, lors du soulèvement de Polytechnique à Athènes. Pendant de longues minutes, il retrace son histoire d’un ton vif, tirant quelques bouffées sur sa cigarette roulée à l’intérieur d’un café. Il se rappelle la grogne croissante de la jeunesse grecque, les tracts contre la dictature, les slogans sur les bus… La paranoia de l’infiltration, la tension… Puis ces blindés qui ont finalement investi l’Ecole Polytechnique, à Exarcheia, où étaient retranchés les étudiants la nuit du 17 novembre. « Nous avons supplié l’armée, “ne tuez pas nos frères” », raconte Yannis Kefelis, « mais la nuit a été terrible ». Après avoir couru à perdre haleine dans les rues, le jeune homme a été battu, comme bien d’autres. Plusieurs dizaines de grecs ont péri sous les tanks des colonels cette nuit-là. « Je ne pouvais plus marcher, je rampais. » L’homme ferme longuement les yeux. Puis sourit. « Je n’étais pas effrayé, je suis né pendant la guerre, nous étions préparés à tout. »
Cette révolte n’était pas dirigée contre un seul groupe : « Nous luttions contre les conservateurs mais aussi les États-Unis qui soutenaient la dictature. » Chaque 17 novembre, des manifestants marchent désormais vers l’ambassade américaine pour commémorer le triste événement. En raison de son positionnement stratégique, la Grèce, entrée dans l’OTAN en 1952, suscitait l’intérêt des Américains qui y voyaient un allié potentiel contre l’Union soviétique. L’exigence de stabilité politique a poussé la CIA à soutenir la dictature. Une grande partie de la population grecque et de sa classe politique se montre très critique de ce qui est décrit par certains comme de « l’impérialisme ». Lors de manifestations, y compris aujourd’hui, il n’est pas rare que des lieux liés aux États-Unis soient la cible de violences, McDonald’s, Starbucks, CityBank, mais aussi consulats et universités américaines…
Après la chute de la dictature et l’établissement de la démocratie, un État prend forme tant bien que mal en Grèce. Si les pages les plus violentes du pays semblent derrière lui, l’inexpérience de la classe politique et la corruption qui la gangrènent conduisent peu à peu à une nouvelle faillite.
Résistance civile et solidaire
L’histoire récente de la Grèce est marquée par de nouvelles oppositions, attisées par le marasme économique et la dégradation des conditions de vie. Le 5 mai 2010, des dizaines de milliers de manifestants investissent les rues de la capitale aux couleurs pâles. Sur la place Syntagma (« place de la Constitution »), célèbre bastion de la contestation situé face au parlement grec, les protestataires hurlent « voleurs, voleurs ». Une foule tente de se diriger vers l’esplanade qui mène à l’institution où siègent les 300 députés. Elle est violemment repoussée par les policiers à coups de gaz lacrymogènes. Plus tard dans la journée, une agence bancaire est en feu en plein cœur d’Athènes. Trois personnes périssent. Cette explosion de colère est due au premier mémorandum que le parlement vient de valider. Malgré les multiples mobilisations, deux autres plans de rigueur en échange d’une aide financière internationale suivront. En février 2012, puis en août 2015. Durant ces années de déclassement social pour une partie de la population, les crises politiques s’accumulent. Tout comme la défiance à l’égard des autorités, police en tête.
Parallèlement, les mouvements de solidarité grandissent. Une clinique sociale voit le jour au milieu des herbes folles, sur le site abandonné des Jeux Olympiques de 2004, à Hellinikon. Elle y dispense des soins gratuits. Un réseau d’entraide se met aussi en place pour les quelque 80 000 habitants du quartier populaire d’Ilion, au nord Athènes… Mais les initiatives les plus nombreuses restent à Exarcheia. Réputé anarchiste, dont le nom signifie littéralement « hors du principe », ce quartier emblématique de la capitale a vu naître plusieurs contestations au fil de l’histoire. Le secteur rebelle aux nombreuses artères abrite des lieux anti-autoritaires et solidaires. Le Nosotros par exemple, avec sa devanture rouge et noire, ou encore le Steki Metanaston, reconnaissable à ses salles tamisées. Ces deux bars sont bien plus que des comptoirs : dans les volutes de fumée, sur des airs de rock, les curieux s’y retrouvent pour prendre des cours de grec, débattre politique ou organiser des actions de solidarité avec les réfugiés.
Dans les rues d’Exarcheia, les tags et graffitis politiques, antifascistes, anticapitalistes recouvrent les façades des maisons à l’abandon. Tout comme des affiches militantes soutenant différentes luttes, comme la Palestine ou Rojava (Kurdistan Syrien). Le symbole « anarchie » est dessiné sur les murs. Ce quartier héberge plusieurs cellules, qui ne collaborent pas entre elles. « La tradition anarchiste est assez grande en Grèce », constate Yannis Androulidakis, lui-même membre du syndicat anarchiste Rocinante, qui compte 200 à 300 membres.
L’homme de 40 ans, animateur à la radio Kokkino, s’exprime avec aisance. « Il y a une tradition de lutte contre certains systèmes dans la société grecque. Le grand boom du mouvement anarchiste a eu lieu entre 2005 et 2010, les anarchistes sont passés de 3 000 à 20 000 dans toute la Grèce. » Le grand brun tempère : « Le mouvement n’est toutefois pas assez puissant et mûr pour capitaliser sur la crise économique actuelle. » Derrière le café athénien où Yannis Androulidakis donne rendez-vous, place Victoria, un camp de réfugiés a été érigé dans l’urgence cet été. Il abrite majoritairement des Afghans. Son syndicat anarchiste, Rocinante, tente d’aider ces gens démunis.
« Beaucoup de groupes politisés extraparlementaires, dans le monde du travail ou dans le domaine de la solidarité sont enracinés en Grèce. Ils se sont développés au début des années 1990, avec l’arrivée de premiers migrants », explique la chercheuse Loukia Kotronaki. « Ils ne participent pas aux élections, mais ont un autre but : être présents dans la société. Ils ne doivent pas leur existence à l’État, avec lequel ils n’ont aucun lien. Ces structures de solidarité diverses remplacent un État social qui n’existe plus. »
Si certains mouvements sociaux ont cherché à combler la lacune des institutions, d’autres se sont opposées aux politiques menées par une administration perçue comme corrompue. En 2011,
l’exploitation peu scrupuleuse des mines d’or de Skouriès par une entreprise canadienne a généré d’importantes contestations, violemment réprimées par la police. Des manifestations ont également accompagné la fermeture de la télévision publique ERT en 2013. La police et ses bavures sont fréquemment vues comme la « face émergée de l’iceberg » d’un État dysfonctionnel. Le 6 décembre 2008, un jeune homme de 14 ans avait été tué par un policier, suscitant un mois d’émeutes. C’est au sein de ces luttes que Syriza a peu à peu construit son audience, promettant de mettre un terme à « l’État policier » qui rappelle pour certains de sombres heures du passé.
Alexis Tsipras, homme providentiel ?
25 janvier 2015, le parti Syriza est en liesse. Place Klathmonos, la place des « gens qui pleurent », au cœur d’Athènes, les militants exultent sur les airs de « Bella Ciao ». La formation de gauche radicale est élue avec 36,34% des voix. Sa force : avoir fait de la lutte contre le mémorandum son fer de lance. Expulsion de la troïka, fin des privatisations, assouplissement de l’austérité en faveur des couches les plus défavorisées. Syriza souhaitait gommer d’un trait les politiques de ses prédécesseurs : la Nouvelle Démocratie (droite) et le PASOK (sociaux-démocrates). Alexis Tsipras, leader du parti et Premier ministre jubile : « C’est un jour historique […] le peuple grec va reconquérir sa dignité. »
Au-delà de
l’inefficacité économique et sociale avérée du mémorandum, c’est la manière avec laquelle il fut imposé par les créanciers et accepté sans ménagement par les dirigeants de l’époque que voulait dénoncer Syriza.
L’application des deux premiers plans de rigueur a été perçue comme une humiliation par des Grecs, très soucieux de l’image qu’ils renvoient à l’étranger. Quand Alexis Tsipras promet d’aller « à la rupture » à Bruxelles, il réveille l’espoir. « Nous accomplirons notre vision de la nouvelle libération. » L’ingénieur civil de 41 ans soigne d’ailleurs cette mémoire de résistance : sa première sortie publique en tant que Premier ministre est marquée par le dépôt d’une gerbe sur le mur de Kaisariani, territoire à l’est d’Athènes où 200 Grecs avaient été exécutés par l’armée allemande en 1944.
S’il suscite l’espoir, Syriza ne résiste pas à l’épreuve du pouvoir. Alexis Tsipras se trouve face à des « partenaires » qui n’acceptent aucune concession. Le mémorandum III va à l’encontre de ses promesses, il décide alors de le soumettre à référendum et fait campagne pour soutenir le « non ». 61,31% de Grecs le suivront malgré la fermeture des banques, le contrôle des capitaux et le positionnement de la quasi-totalité de la sphère médiatique en faveur du « oui ». L’euphorie est de courte durée puisque dans la nuit du 12 au 13 juillet, le Premier ministre signe un nouveau mémorandum. Et les réformes drastiques qui l’accompagnent.
Le jeune Yanis Veryanis est aujourd’hui remonté contre Alexis Tsipras. Rencontré à Nosotros, le bar alternatif d’Exarcheia, ce serveur athénien n’a pas voté pour Syriza en janvier mais a des mots sévères envers le parti. Le trentenaire lui reproche d’avoir créé « l’illusion » : « Alexis Tsipras était porteur d’espoir. Beaucoup pensaient qu’il pouvait vraiment changer les choses, le parti avait une réelle attitude combattante. Toute une jeunesse a été extrêmement déçue par Syriza. » Le chef de file de la gauche radicale a toutefois renversé la situation en sa faveur, sortant vainqueur des élections du 20 septembre au terme d’une campagne terne, marquée par un taux d’abstention record (43,5%). Sur un ton grave, le quadragénaire n’hésite pas à utiliser un vocabulaire guerrier pour illustrer les heures à venir. « Les seules batailles perdues sont celles qui ne sont pas menées […] Et si certains croient nous avoir mis à genou, ils se trompent. […] Le peuple marchera la tête haute, fier. »
À tout juste 93 ans, Manolis Glezos, cheveux et moustache grisonnante est lui aussi très remonté. Il ne décolère pas contre ce qu’il nomme le « revirement » du Premier ministre. Dans son petit appartement d’un quartier calme d’Athènes, il affiche fièrement les nombreuses plaques à son effigie, qui lui sont offertes partout où il passe. « Il n’y a pas assez de place sur les murs pour que je les mette toutes », s’amuse t-il. L’une d’elles salue le « héros de la résistance », pour son « apport à la démocratie et à la liberté ». Le vieux sage a sa place dans tous les livres d’Histoire : un soir de mai 1941, il a décroché le drapeau nazi de l’Acropole, premier acte d’une vie passée à résister. Il connaîtra la prison, la torture, l’exil. Depuis la chute de la dictature, il occupe un rôle de premier plan au sein de la gauche grecque, et demeure co-fondateur de Syriza, qu’il a aujourd’hui quitté. « Le peuple grec a dit “non” à 400 ans d’esclavage. Il a dit “non” et nous nous sommes libérés de l’occupation. Il a dit « non” à la junte », tonne l’ancien résistant. « Il est maintenant invité à dire “non” aux mémorandums, “non” à la soumission du pays. »
Le nonagénaire pourra-t-il attiser les flammes de la contestation et porter l’idéal d’une Grèce libre ? La mission s’avère rude. Qu’importe : il agite les consciences et souffle sur les braises.