Hassan et moi

Publié dans Le Quatre heures
Ce jour, ils sont environ 2000 à débarquer d’un ferry venant des îles proches de la Turquie. Pour désengorger Lesbos, Chios ou Samos, le gouvernement a affrété en urgence des navettes vers le continent. Parmi eux, Hassan.
Anna Griot pour Le Quatre Heures

Hassan et moi

Confidences syriennes

 

Il a fui Damas et la guerre. Elle est journaliste.
De leur rencontre est née une amitié.
Depuis bientôt un an, Hassan et Elisa se retrouvent derrière l’écran de leurs téléphones ou se rejoignent aux extrémités de l’Europe.
Avec Hassan, Elisa a plongé dans l’histoire singulière d’un déracinement. Il est devenu son regard sur cette odyssée du XXIe siècle.

 

Ce soir de septembre 2015, sur les quais du port du Pirée, à Athènes, escortés par quelques chiens errants, nous sommes une douzaine à attendre les inconnus du ferry. Des policiers portuaires, des journalistes, des photographes… Les migrants ne paraissent plus surpris de croiser sur leur route micros et caméras, conscients que leur « périple » est devenu médiatique, sensationnel. Les conditions précaires dans les camps, les violences policières, les naufrages et le business autour de leur exil font les gros titres. Sur le bitume, une longue file de taxis patiente. Les chauffeurs grecs proposent aux nouveaux venus de les conduire sans attendre vers la Macédoine voisine, point de départ de la route des Balkans. Les prix vont de 400 à 700 euros pour environ 550 kilomètres.

Hassan*[les prénoms suivis d’un astérisque ont été changés, NDLR] , apparaît hors de l’imposant bateau. Ses grands yeux noirs se promènent sur le port, perdus, comme ceux des autres migrants. Cheveux en bataille, l’adolescent svelte marche d’un pas vif au milieu d’une cohue d’Irakiens, d’Afghans, de Syriens. Ce jour, ils sont environ 2000 à débarquer d’un ferry venant des îles proches de la Turquie. Pour désengorger Lesbos, Chios ou Samos, le gouvernement a affrété en urgence des navettes vers le continent.

Dessin/ Anna Griot

Sac de voyage sur l’épaule, tenue décontractée mais soignée, jean moulant et tee-shirt sans manche, Hassan a la dégaine d’un jeune touriste. J’apprendrai plus tard que l’étudiant syrien de 20 ans a quitté Damas, « la plus belle ville du monde », en août de la même année. À l’heure actuelle, il pourrait être soldat du régime, mais il a choisi de fuir le service militaire. « Aller à l’armée c’est aller au-devant de la mort et des fous de Daech », résume-t-il.

Adolescent nonchalant, il me renvoie l’image d’amis proches, dix ans plus tôt. À ses côtés, son oncle marche le visage fermé. Son ami, un grand brun à l’allure plus timide, semble stressé. Lorsque ses deux compagnons de route le quitteront, quelques jours plus tard, je deviendrai la principale interlocutrice d’Hassan à Athènes.

Je suis journaliste française basée en Grèce. Depuis 2013,  j’observe le parcours des migrants depuis cette porte d’entrée de l’Europe. Ce soir là, sur le port du Pirée, je suis occupée à prendre quelques courtes vidéos sur smartphone lorsque le jeune garçon m’interpelle, la voix pleine d’assurance, devinant mon métier. « Madame, pouvez-vous m’aider ? ». Normalement, c’est plutôt à moi de poser les questions. Hassan inverse les rôles. Il cherche des informations. Il est obsédé par la Hongrie, pays qu’il doit en théorie traverser pour rejoindre la Suède. « Les autorités vont me prendre les empreintes digitales ? », s’inquiète-t-il.

Selon le règlement Dublin III consacré au droit d’asile dans l’UE, le premier pays européen par lequel transite le migrant est censé examiner sa demande d’asile. Les pays d’entrée doivent, afin de renseigner la base de données Eurodac, prendre ses empreintes digitales. Débordée, Athènes n’effectue pas toujours cette procédure. Selon les dires des migrants, la destination suivante qui applique cette règle à la lettre est la Hongrie. Hassan est donc persuadé que s’il se fait enregistrer là-bas, il y restera bloqué.

Dessin/ Anna Griot

« Je me brûlerai les doigts s’il le faut », assure-t-il. Sur les réseaux sociaux, il a lu « que des gens sont morts en Hongrie, que les policiers tabassent, tuent ». Il fait allusion aux migrants asphyxiés une semaine auparavant dans un camion en Autriche. Rumeurs, informations déformées ou difficilement vérifiables enveloppent l’afflux des migrants. Certains racontent que des pirates détroussent les bateaux en mer Egée. D’autres que des fausses ONG sont basées sur les îles pour profiter financièrement de leur exode. Il se raconte qu’elles prennent par exemple des photos des enfants pour les publier sur Facebook et se faire de l’argent, sans aucune fin caritative.

Hassan est avide de conseils précis, notamment concernant la route à prendre. Je m’interdis de trop lui en donner sur ce voyage aux contours incertains. Les migrants, perturbés par les annonces de fermetures successives des frontières européennes, les changements de politiques migratoires de chaque Etat, demandent souvent des pistes aux journalistes. Nous avons des informations mais ignorons aussi beaucoup sur ce trajet imprévisible. Quelques jours plus tôt, un collègue photographe suivant la crise migratoire depuis la Hongrie, m’a raconté avoir indiqué un chemin à un groupe d’Afghans. Ils se sont fait interpeller par la police. Il s’est senti responsable.

Le jeune adulte embraye aussitôt sur la Suède. Son objectif. Sa sœur y réside depuis six mois et ce royaume du Nord est devenu son point cardinal. Son père est décédé avant le conflit, déclenché en mars 2011. Sa mère et son petit-frère de 14 ans restent à Damas, la capitale aux mains du régime où flotte l’air de la guerre. Ses frères sont installés aux Émirats arabes unis depuis des années. « J’aurais bien voulu les rejoindre, mais les pays du Golfe ne veulent pas de nous. » Ces pays craignent un « appel d’air » s’ils acceptent trop de migrants. « Je ne reviendrai pas en Syrie tant qu’il y aura Daech, la situation est misérable. » Il a choisi par défaut l’Europe, territoire dont il ne sait presque rien. « En Suède, les conditions sont bonnes, c’est une démocratie et il n’y a pas de bombes. »

Dessin/ Anna Griot

Autour de lui, au Pirée, des groupes scandent « Merkel, we love you », font des « V » de la victoire face aux caméras. Avec la Suède, l’Allemagne est l’autre eldorado des migrants. L’oncle et l’ami d’Hassan veulent d’ailleurs s’y installer. Quelques jours plus tôt, fin août 2015, la Chancelière a suscité un grand espoir, affirmant que Berlin renoncerait à renvoyer les Syriens vers leur pays d’entrée dans l’UE. Cette même année, au total près d’un million de migrants ont choisi l’Allemagne. Très peu voulaient alors se rendre en France. J’ai compris l’origine de ce désamour lorsque j’ai visité, quelques mois plus tard, le camp de Calais. C’est cette image de bidonville géant que beaucoup observent sur les réseaux sociaux.

Ce 1er septembre, j’accompagne le trio jusqu’au quartier d’Omonia, au cœur d’Athènes, rendez-vous des migrants, des passeurs. Dans le taxi qui va trop vite sur l’interminable rue Singrou reliant le port au centre-ville, je leur montre les bâtiments, leur explique les lieux, espérant détendre l’atmosphère. Mais les trois hommes, silencieux et angoissés, pianotent sur leurs smartphones, écrivent à leurs proches. Ils ont tous acheté des cartes téléphoniques grecques dès leur arrivée. À Omonia, place bruyante, ils n’aperçoivent pas non plus les immeubles délabrés, préoccupés par la recherche d’un hôtel. Ils trouvent une chambre dans un modeste établissement, l’hôtel Sparta. Dans le hall d’entrée sombre, les inscriptions sont en arabe, les prises accaparées par les câbles téléphoniques. L’hôtel réputé pour faire des prix réduits aux Syriens accueille des centaines de migrants.

Les chambres spartiates, sans climatisation, sont petites et souvent surchargées. Hassan ne s’attarde pas sur ce décor, ses grands yeux noirs restant rivés sur son portable. Il écrit sans cesse à son entourage, demande des conseils. Méfiant, il conserve sur lui son passeport. « Je ne m’en sépare que sous la douche », plaisante-t-il. « Des Afghans ou Irakiens essayent de se faire passer pour nous. » Les Syriens bénéficient de laissez-passer plus longs. Cela suscite des jalousies. Voire des frictions. En avril 2015, dans un camp à l’ouest de la Bulgarie, j’ai assisté à une scène de dispute entre des Irakiens et les autorités. Les premiers accusaient les seconds de toujours « privilégier » les Syriens.

À l’époque de l’arrivée d’Hassan à Athènes, ces réfugiés Syriens s’y attardent rarement, préférant atteindre au plus vite la Macédoine par le train. Les Afghans, au contraire, s’éternisent, concentrés aux abords de la place Victoria, aux palmiers décrépis et aux cafés bondés. Avant de reprendre la route, certaines familles plus modestes tentent de trouver ici l’argent pour continuer le trajet.

Le séjour d’Hassan prend un air d’errance. Trois jours après leur arrivée au Pirée, son oncle et son ami partent vers l’Allemagne. Le premier monte à bord d’un avion, muni de faux papiers qu’il a eu à l’aide d’un passeur. Le second s’engage à pied sur la route des Balkans. Hassan reste seul, avec sur lui son sac et quelques vêtements. Il hésite entre les deux voies. Il fume beaucoup, dort peu. J’ai peur qu’il reste trop longtemps ici, se retrouve piégé et appauvri. Beaucoup de migrants qui fuient la guerre ont vécu ce scénario sans jamais l’avoir imaginé. « Mon frère me dit de partir d’Athènes au plus vite à pied, que j’ai 20 ans, que je suis un homme, que je vais y arriver. Mais j’ai peur de la Hongrie. Ma sœur, en Suède, me dit de prendre l’avion. Tu en penses quoi, toi ? », me demande-t-il, tirant quelques bouffées. Par l’air ou par la terre… La question le ronge.

Prendre l’avion me paraît impossible. Il va dépenser entre 3000 et 4000 euros. Plus le risque de se faire refouler au contrôle des passeports. Mais je ne peux pas m’avancer, il existe peut-être une chance. Pour cette option, les passeurs proposent des sortes de « forfaits » et s’engagent pour quatre ou cinq tentatives d’embarcation. L’été, ils conduisent souvent les migrants sur les petits aéroports des îles, bondés de touristes, afin de faciliter les passages inaperçus. Ceux qui se font attraper ne sont pas ennuyés. Les autorités grecques leur prennent leurs faux documents et les enjoignent à regagner Athènes. Je me renseigne pour Hassan, j’en parle à des collègues qui couvrent ces thématiques. Personne ne croit trop à « l’option avion ».

Nos échanges sont nombreux, notamment sur WhatsApp, l’application de messagerie instantanée prisée des Syriens. Je suis son seul contact sur place. Dans ses sms, il me surnomme rapidement « Habibti », le surnom affectueux qu’il donne à ses proches, me transfère des photos, des émoticônes. « Je suis bientôt à court d’argent », m’écrit-il un soir. Jusqu’ici son frère renflouait de temps en temps ses comptes. Hassan demande à dormir chez moi et me sollicite pour retirer de l’argent qu’il reçoit de l’étranger avec mon passeport, via Western Union. Je lui indique des ONG, des associations. Je me sens coupable. Ce Syrien m’accorde toute sa confiance. Son témoignage est précieux. Mais je dois poser des limites en retour.

Un soir, nous nous rendons dans le quartier touristique de Psiri. Les terrasses sont bondées de touristes éméchés. Hassan apprêté, a mis du parfum, du gel. Mais le cœur n’est pas à la fête. Il boit rapidement ses vodkas. Puis il annonce stressé : « Il faut que j’achète une carte d’identité. » Le rendez-vous a lieu au cours de la même nuit d’ivresse à Omonia avec un homme, bermuda et cheveux décolorés. Ce passeur originaire d’Alep (Syrie) propose des cartes d’identité bulgares, polonaises, italiennes et françaises. 150 euros l’unité. Hassan me demande conseil. Embarrassée, je lui signale qu’il ne ressemble ni à un Bulgare, ni à un Polonais. Les prix sont bradés puisque les frontières des Balkans sont ouvertes. Le commerce des passeurs a chuté. Rares sont ceux qui, comme Hassan, veulent encore prendre l’avion clandestinement. Le passeur a un sourire carnassier, il tente de le convaincre que sa solution est royale : « C’est facile de passer. »

Hassan s’interroge, retourne dans son hôtel pour ne pas dormir. Quelques jours plus tard, perdu, il va jusqu’à prendre le bus pour Evzoni, commune du Nord où les migrants transitent pour aller en Macédoine. « Je me suis décidé, jure-t-il, je fais la route à pied, j’y arriverai ». Dans la même journée, il fait demi-tour, au cœur de la Grèce. « Je trouverai une autre solution. »

Environ une semaine après la rencontre avec le passeur, Hassan publie sur Facebook sa géolocalisation. Il est à l’aéroport de Bâle, en Suisse. Puis, enfin, en Suède. Le stratagème de la carte d’identité italienne a fonctionné. Je le félicite et suis la première surprise. Soulagée aussi. « J’ai réussi du premier coup à l’aéroport international d’Athènes ! », répond-il fièrement. « J’ai passé mon temps à regarder mon téléphone comme si j’étais occupé. » Il avait tiré ses cheveux en arrière, « pour faire italien ». Il sera resté quatorze jours à Athènes.

 

Photo/ Elisa Perrigueur

Un matin de février 2016, ce message s’affiche WhatsApp : « Habibti, viens voir ce qui se passe en Suède. » Hassan encore : « La routine me tue. Je mange, je dors, je ne fais rien ici. » Six mois après son arrivée dans le royaume de Scandinavie, il a déchanté. Comme lui, 163.000 personnes ont demandé l’asile. Les autorités sont dépassées et les procédures s’allongent. « Des amis me disent que l’Allemagne est mieux, mais mes empreintes sont désormais ici, en Suède, soupire-t-il. Je commence vraiment à détester ce pays. »

Début mars, je m’envole pour Halmstad. Enthousiaste, il me fait découvrir ce qu’il surnomme la « ville fantôme » où il neige et où le soleil se couche tôt. « Sais-tu pourquoi le drapeau suédois est bleu et jaune : parce que ce sont les couleurs qu’ils ne voient jamais dans le ciel ! » Je suis contente, son humour est intact. La discipline de l’architecture et la sérénité des rues tranche avec le bouillonnement d’Omonia. Hassan aura connu des villes européennes aux antipodes.

Il marche beaucoup. C’est sa principale activité à Halmstad. Il déambule généralement entre le centre d’immigration bondé et la bibliothèque vitrée. Dans le premier lieu, il pose des questions qui restent sans réponse. Dans le second, il emprunte des livres en suédois, comme la Belle et la Bête, pour devenir bilingue. Il longe les immeubles, qui selon lui donnent à la ville un air de décor « de Harry Potter ».

Souvent, il prend le bus et s’aventure au hasard du réseau public. Il connaît par cœur les trajets. Il échoue parfois sur les plages de Tylösand, langue de sable fin prisée des Suédois aux beaux jours. Hassan prend des selfies tout sourire face à la mer agitée. Pour ses amis. Ceux de Syrie, mais aussi ceux de la diaspora. Dispatchés en Allemagne, aux Pays-Bas, en France… Des photos pour alimenter son fil Facebook. Pour rassurer ses proches aussi. Montrer que la vie est douce.

À la nuit tombée, il regagne l’appartement paisible aux rideaux fleuris loué par sa soeur et son beau-frère. Il se dit « très heureux » de les avoir retrouvés, il est moins seul. Son beau-frère est le seul à avoir le statut de réfugié. Lorsqu’il me présente à sa famille, je comprends qu’il a déjà beaucoup parlé de moi, évoqué les moments en Grèce. Il le répète : « Tu as été la seule personne avec qui j’ai communiqué pendant cette période. »Mais après la tourmente, cette tranquillité qu’il avait tant recherchée, il ne s’y fait pas. Hassan n’a plus qu’une obsession « l’asile ». « Sans ce statut tu ne peux rien faire. » Il rêve d’aller étudier la littérature à Uppsala, à proximité de Stockholm. En attendant, il assiste chaque semaine à une journée d’apprentissage de suédois destinée aux migrants.

Sa progression est impressionnante. Au bout de huit mois, il peut tenir une conversation. «  J’appelle régulièrement le centre d’immigration pour savoir où en est ma demande. Ils me promettent « une réponse avant l’été ». » Hassan ne me pose plus de question sur « la suite », car il sait que je n’ai pas de réponse. Il me demande juste « quelle est la situation pour les Syriens à Calais ou à Idomeni, en Grèce », des camps que j’ai visités pour des reportages. Il est accablé et soupire : « Ils sont Syriens, il faut les aider. »

Photo/ Elisa Perrigueur

Arrivé jusqu’ici alors que les frontières se ferment, le Damascène est conscient de sa chance. Comme sa sœur a un appartement, il a échappé aux « camps » de réfugiés suédois, ces hôtels modestes gérés par l’agence des migrations. Parfois, il prend le bus direction l’Arena, établissement lugubre où patientent 400 personnes. Par curiosité, parce qu’il y a des Syriens et qu’on lui a dit que « c’était vraiment glauque ». Le hall mal éclairé, les chambres étroites et bondées me rappellent l’hôtel Sparta d’Athènes.

Des hommes avachis devant la télévision, sous-titrée en arabe, des femmes, regards vides, surveillant leurs enfants, une atmosphère d’ennui. Elle illustre le sort des réfugiés en Europe : l’inexorable attente.

Ici aussi tous pestent contre ce « foutu asile » et déchantent sur l’Eldorado. Les résidents ont entendu parler des « expulsions »imminentes. Le gouvernement suédois prévoit de renvoyer 80 000 demandeurs d’asile dans leur pays d’origine avant la fin de l’année, en raison de la saturation. Selon les médias locaux, ce sont davantage les migrants des Balkans puis les Afghans qui devraient être concernés. J’ai du mal à imaginer l’état d’esprit d’une personne renvoyée dans un pays en guerre.

Dessin/ Anna Griot

Sur ce point, Hassan est lunatique. Un jour il assure, rebelle, qu’il rentrera en Syrie, oubliant les étapes et le stress pour arriver jusqu’ici. « Je n’en peux plus de cette attente, même si c’est la guerre, tant pis je ne supporterai pas de piétiner plus d’un an ici sans rien faire ! ». Puis, il reprend confiance : « J’aurai l’asile, je suis Syrien, ça ne devrait plus être long, ici c’est une démocratie, il y a la paix. »

 

Dans les rues d’Halmstad, Hassan observe en coin les jolies blondes. « Il n’y en a pas en Syrie ! Ce sont des anges blonds. » Il est discret, ne me l’avoue pas mais est un peu frustré. « La Suède est un très bon pays d’accueil, les adultes nous intègrent, nous aident, mais c’est plus difficile avec ceux de notre âge. Les filles ne nous regardent pas ». En Syrie, il avait des petites amies. La dernière, exilée à Dubaï, est encore sur le fond d’écran de son portable. Très sociable, Hassan avait aussi sa bande d’amis. Celle qui commente toujours ses messages sur Facebook.

Ce statut de « migrant » lui pèse. « Pour moi, ça signifie être toujours gentil, faire bonne figure, ne pas se plaindre. Quoi que tu fasses, on te traite différemment Il y a aussi des gens qui ne nous aiment pas, persuadés de payer plus de taxes à cause de nous. Ceux avec qui nous avons le plus de mal, ce sont les réfugiés des Balkans arrivés dans les années 1990, je crois qu’ils ne nous acceptent pas beaucoup, on entend parler de ratonnades. » Hassan sait qu’il existe une colère sourde en Suède. Il évoque le rassemblement de dizaines d’extrémistes masqués, fin janvier, à Stockholm qui ont tabassé des migrants mineurs. « J’essaye de parler suédois dans la rue », explique, comme pour se défendre, le Damascène. Devant moi, il aide les personnes âgées dans le bus.

En ce vendredi soir, Hassan rejoint Muhammad, un jeune du même âge, originaire d’Idlib, ville syrienne à proximité de la frontière turque. Lui aussi a fui le service militaire. Arrivé en janvier 2015, il nous montre fièrement sa carte de résident suédois, obtenue après un an d’attente. Hassan l’envie. Pour sortir, les deux compagnons arborent leurs plus beaux costards et ont lissé leurs cheveux en arrière. Déambulant dans les rues, ils prennent des selfies, avant de sauter dans un bus. Au bout de la ligne : un grand hangar décoré de guirlandes rouges. « C’est un nouveau bar qui a ouvert il y a quelques semaines, ils ne passent que de la musique orientale. Il n’y a que des Syriens ! », glisse Hassan excité.

Photo/ Elisa Perrigueur

Dans la pénombre, la fumée des chichas flotte. Il y a peu de femmes, pas d’alcool. Les deux étudiants rejoignent une bande d’amis, vodka planquée sous la veste. Allègre, la bande danse, rigole et parle fort. Des Syriens de tous horizons, de toutes confessions, se retrouvent ici. « On est venus pour la paix, pas pour se faire la guerre, il n’y a pas d’animosité, il y a des sunnites et des chiites. On se retrouve car on aime la Syrie », clarifie Hassan. Tous ici évoquent, nostalgiques, « l’avant ». Depuis 2011, la guerre a tué 280 000 personnes et mis leurs vies entre parenthèses.

Hassan me livre les larmes aux yeux, qu’il a perdu son meilleur ami il y a deux ans près d’une université de Damas dont il donne peu de détails. « Il ne voulait pas rentrer avec moi à l’intérieur. Il disait qu’il avait faim, il est ressorti pour acheter à manger. J’ai entendu un gros bruit, je suis sorti en courant. » Son ami a été tué par un obus de mortier. Sur Facebook, il me montre des photos qu’ils ont pris ensemble dans les rues de la capitale syrienne.

Pas un jour ne se passe sans qu’il ne regarde sur les réseaux sociaux ce qu’il se passe en Syrie, n’écoute des clips de musique syrienne, n’envoie des messages vocaux sur WhatsApp à ses amis au pays. « Tout me manque, ma rue, mon université, les marchés, les bars… Les moindres petits détails. Tu ne peux pas quitter ton pays comme ça », tente-t-il de m’expliquer, la voix brisée. « J’hésite parfois à repartir en Syrie. » Je l’entends, sans pouvoir vraiment le comprendre. Moi qui n’ai jamais été confrontée à l’impossible retour. ●

Elisa Perrigueur (Athènes, Halmstad)

LeQuatreHeures

 

 

 

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