(Chisinau – octobre 2022) – Pendant des semaines, ses courriers à Gazprom sont restés lettre morte. Le vice-Premier ministre moldave, Andrei Spînu, demandait des « clarifications » au géant gazier russe. Son pays enclavé entre la Roumanie et l’Ukraine serait-il approvisionné en quantité suffisante de gaz à partir du 1er octobre ? « Nous avons un contrat avec Gazprom. Mais la guerre nous montre que l’on doit être prêts à tout », rappelait ce trentenaire, mardi. Le jour même, il apprenait avec stupeur le sabotage des gazoducs Nord Stream en mer Baltique.
Le 30 septembre, les actes concrets ont succédé à cette guerre des nerfs. Gazprom a soudainement informé la Moldavie d’une baisse de près de 30% de ses approvisionnements de gaz pour le mois d’octobre. Le gouvernement pro européen l’a confirmé dans la soirée, à l’heure où des boulevards de Chisinau sont plongés dans l’obscurité, en vue d’économiser l’énergie. Gazprom évoque des problèmes techniques, d’après M. Spînu. Le géant gazier a entre autres pointé « le refus de l’Ukraine » d’accepter le transit du gaz russe à un point d’entrée, pour justifier cette baisse de livraison au pays qui a obtenu le statut de pays candidat à l’UE en juin.
La Moldavie évite pour l’heure le scénario noir : une coupure totale. Cas unique en Europe, l’ancienne république soviétique est 100% dépendante du gaz russe. 70% de son électricité est également fabriquée à partir du gaz. « Tout le gaz d’Europe est trop cher pour nous, alerte M. Spînu, dans l’impasse, qui devra faire appel à des prêts internationaux en cas de pénurie. « Les prix de Gazprom sont moins chers que les prix européens en hiver, selon la formule, mais le russe Gazprom, a lui augmenté ses tarifs sept fois en un an, à 1,5 euros le mètre cube.
Dans le pays de 2,6 millions d’habitants, le salaire minimum s’élève à 183 euros et l ‘inflation frôle les 34 %. Chisinau est endetté à hauteur de 700 millions de dollars envers Gazprom, calcule Moldovagaz, la société moldavo-russe de distribution – détenue elle-même à 50% par l’entreprise de gaz russe. « Le problème énergétique est désormais un problème existentiel pour notre pays », mettait publiquement en garde la présidente Maia Sandu cette fin de semaine.
En Moldavie, le gaz est politique. « Ce n’est pas seulement un marché. Ici comme d’autres pays d’Europe centrale, l’exportation d’énergie est un outil politique pour la Russie. Dès qu’un Etat décide d’être plus indépendant et plus proche de l’UE, la Russie augmente les prix », rappelle Maciej Woźniak, un expert énergétique polonais envoyé par l’UE. La Moldavie garde en mémoire le choc d’octobre 2021. Gazprom avait brutalement augmenté ses prix en avançant des « raisons commerciales ». Mais la décision, tombée après l’arrivée au pouvoir des proeuropéens, était perçue ici comme une punition.
Dans la guerre énergétique actuelle, la Moldavie est vulnérable. Son équilibre politique est fragilisé depuis l’invasion russe de l’Ukraine. La Transnistrie, république prorusse non reconnue, dans l’Est du pays, inquiète Chisinau. L’armée russe y tient garnison. Récemment, des manifestations contre la politique jugée « anti-russe » du gouvernement ont agité la Gagaouzie, région autonome prorusse du sud. Dans la capitale, une poignée de manifestants issus d’un parti prorusse minoritaire – dont le responsable a été condamné pour fraude bancaire – campent également face au palais présidentiel. Ils réclament la démission de la présidente, nostalgiques d’un temps où tout coûtait moins cher. « Gazprom attirait les pays les moins développés économiquement en proposant des tarifs bas. Mais en termes de souveraineté, ce prix était très élevé : les Etats devenaient totalement dépendants des approvisionnements et de la Russie », estime l’expert M. Wozniak.
Pour rompre cette dépendance, la Moldavie veut diversifier ses fournisseurs. Une mission ambitieuse attribuée récemment à l’entreprise d’Etat Energocom – 16 salariés – nichée dans un bâtiment d’architecture soviétique de Chisinau. Ces « traders d’énergie », doivent trouver des approvisionnements, stocker du gaz et sécuriser ce marché.
Viktor Binzari, le dirigeant d’Energocom est débordé d’appels. « La Moldavie a priorisé la construction de nos routes, de notre éducation… Mais pour des raisons politiques et de confort, elle n’avait jamais diversifié ses approvisionnements d’énergie », regrette-t-il. La dépendance à la Russie est profonde « pour le gaz, mais aussi l’électricité ! » Le pays a été alimenté des décennies à 90% par une centrale thermique située en Transnistrie. « La région est un nœud stratégique du système : elle abrite l’essentiel du potentiel industriel et des infrastructures du pays, tout comme les régions convoitées par la Russie en Ukraine », dit M. Binzari, qui n’y voit aucun hasard. « Désormais 30% de nos fournisseurs électriques sont ukrainiens mais il pourrait y avoir des problèmes à cause de l’arrêt de la centrale nucléaire de Zaporijia », soupire-t-il. Celle-ci, à 700 kilomètres, est contrôlée par l’armée russe. A Chisinau, les stocks de comprimés d’iode ont été dévalisés.
Ce premier week-end d’octobre, si le gouvernement s’agite, des milliers de Moldaves lèvent eux leur verre de Rara Neagra sur le boulevard central de la capitale, célébrant la fête nationale du vin. Le breuvage fait la fierté du pays recouvert de vignes. Mais l’ambiance est trompeuse. « Nous sommes habitués aux chocs dans la région. Une réduction de l’énergie est bien moins grave que les bombes, nous survivrons, explique Dana Untura, une entrepreneuse. Mais je ne me sens pas en sécurité, nous continuons à ressentir cette guerre physique tout autour de nous ».
Elisa Perrigueur (Chisinau)
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